Culture de la sécurité et planques : Maintenir le réseau, assurer la continuité

2025
Sommaire

Texte d'origine en indonésien
Security Culture dan Safe House: Menjaga Jaringan, Merawat Keberlangsungan
Immanuel Solus
2025
contemplativepublishing.noblogs.org

Traduction française
No Trace Project

Dans le monde de la résistance en dehors de structures formelles, en particulier au sein des réseaux anarchistes, la culture de la sécurité apparaît comme un principe fondamental qui imprègne presque tous les aspects de la vie individuelle et collective. Elle n'est pas qu'un ensemble de procédures techniques mais une façon de vivre — ancrée dans la conscience des risques, dans la décision de se protéger les un·e·s les autres, et dans nos choix éthiques face à la répression. Elle naît de nos expériences de vie et de nos défaites, de blessures que l'on refuse de voir se répéter.

La planque (safe house), quant à elle, est l'incarnation la plus tangible de cet esprit. Elle n'est pas seulement lieu de dissimulation, mais aussi de soin. Elle abrite celleux forcé·e·s de disparaître des radars de l'État, celleux qui ont besoin de temps pour se reposer après une action, ou celleux faisant face à des pressions légales, sociales ou psychologiques. Rien n'est jamais vraiment safe dans un monde sous surveillance permanente, mais la planque devient un espace où il reste possible de nous battre pour notre survie — à la fois physique et mentale.

Ces deux concepts sont étroitement liés. Sans une culture de la sécurité ancrée dans nos habitudes quotidiennes, même les planques les plus sûres peuvent être compromises. À l'inverse, une culture de la sécurité sans espaces physiques de refuge risque de n'être réduite qu'à une théorie stérile. C'est là que les deux se rejoignent : dans le silence d'une maison clandestine, dans une discipline de résistance informelle mais bien vivante.

Pourquoi les planques sont-elles importantes dans les réseaux anarchistes ?

Pour des réseaux fonctionnant hors de structures formelles — en particulier les réseaux décentralisés, organisés sur des bases affinitaires — la planque n'est pas qu'un choix tactique, mais une nécessité fondamentale. Il s'agit d'un lieu où reprendre son souffle quand le monde extérieur devient trop hostile, d'un refuge temporaire avant de reprendre nos activités, d'un point d'ancrage calme dans une toile toujours en mouvement.

Les fonctions de la planque sont multiples : un lieu de repos pour des compagnon·ne·s de retour d'action, un point de transit pour celleux qui doivent déménager de manière imprévue, ou un espace de stockage discret pour du matériel qu'on ne peut laisser ailleurs. Dans certaines situations elle devient un espace de discussion, un endroit où se regrouper et se retrouver après le chaos.

Cependant, ce qui rend la planque vraiment importante ce n'est pas l'espace physique en lui-même mais les relations sociales qui le maintiennent — la confiance, l'engagement, et la compréhension que cet espace n'appartient à personne mais est mis en commun pour la survie de quelque chose qui transcende les intérêts individuels.

Défis pratiques et culturels dans la gestion d'une planque

Aussi vitales soient-elles, en pratique les planques se heurtent souvent à des défis complexes. Une erreur courante est de les idéaliser — comme échappatoires confortables plutôt que comme parties intégrantes d'une défense collective. Cela peut mener à un affaiblissement de la confidentialité, un relâchement de la discipline, voire un manque de respect des limites convenues d'un commun accord.

Il y a aussi un problème qui semble insignifiant mais peut être fatal : les bavardages. La plupart du temps, les informations fuitent non pas à cause d'une surveillance sophistiquée mais à cause de conversations informelles considérées comme inoffensives. De nombreux réseaux s'écroulent non pas sous les assauts de l'ennemi mais à cause de négligences internes.

Un autre problème récurrent est le manque de structures éducatives internes pour diffuser des connaissances en matière de culture de la sécurité. Rejetant l'organisation hiérarchique, de nombreux collectifs peinent à créer des processus d'apprentissage horizontaux efficaces et durables. Les novices se retrouvent donc souvent plongé·e·s dans des situations à risque sans avoir suffisamment conscience des conséquences.

Des tensions émergent aussi du décalage entre les attentes et la réalité. Tout le monde n'est pas prêt à vivre caché. La pression psychologique, l'isolement, et les différends internes sont autant de fardeaux difficiles à supporter sans un soutien adéquat.

Traces de planques : du monde à l'archipel indonésien

L'histoire des mouvements clandestins regorge d'exemples de l'importance des planques. Aux États-Unis, les membres de The Weather Underground ont vécu en clandestinité pendant des années, passant d'une maison à l'autre pour échapper au FBI tout en continuant à mener des attaques symboliques contre les institutions d'État. En Europe, la Fraction armée rouge en Allemagne et le réseau Jeanson en France ont géré des réseaux complexes pour protéger des réfugiés politiques et des militants.

En Asie des pratiques similaires sont apparues, bien que souvent oubliées. Aux Philippines, les planques sont depuis longtemps des planches de salut pour les combattants du peuple et les militants des droits humains face aux menaces militaires. En Birmanie et en Thaïlande elles abritent des réfugiés politiques, des dissidents, et des journalistes indépendants pourchassés par les juntes militaires. Dans de tels contextes, la planque elle-même devient une forme de résistance silencieuse contre un pouvoir brutal.

Un exemple particulièrement remarquable et organisé vient de Grèce, surtout après la crise financière de 2008 et les révoltes sociales qui ont suivi. Les réseaux anarchistes informels y ont prospéré comme forces sociales réelles — par des manifestations, des occupations de l'espace public, des sabotages et des actions directes. L'un de ces réseaux les plus connus a été la Conspiration des Cellules de Feu (CCF), un réseau anarchiste nihiliste décentralisé actif depuis la fin des années 2000. Connue pour des incendies symboliques, l'envoi de colis piégés à des personnalités politiques, et des manifestes incendiaires mêlant critique existentielle, anti-autoritarisme et individualisme armé, la CCF usait fortement de planques.

Des planques décentralisées permettaient à ses membres de se déplacer, se cacher, se reposer, ou préparer des actions tout en étant difficiles à pister. Les informations circulaient uniquement au sein de cercles restreints, et chaque cellule fonctionnait avec un haut degré d'autonomie. En Grèce, de telles pratiques ont acquis un « espace social » plus large grâce au soutien tacite d'une partie de la population urbaine désabusée par l'État et le capitalisme. Une planque pouvait être un petit appartement loué en centre-ville, ou un bâtiment squatté camouflé en lieu culturel.

L'Indonésie aussi a son histoire silencieuse. De l'« Ordre nouveau »[1] aux vagues répressives actuelles contre les militants écologistes, syndicaux, et étudiants, les planques ont servi aussi bien de lieux de refuge que de regroupement. Bien qu'absentes de l'histoire officielle, elles survivent dans les témoignages oraux et les traces de pas cachées. Bien que moins intense qu'en Grèce ou en Amérique du Sud, le mouvement anarchiste en Indonésie — avec son caractère informel et sa forte solidarité entre les villes — prouve que les planques restent pertinentes dans divers contextes locaux.

Ces deux dernières années : une affinité silencieuse qui grandit

Ces deux dernières années, la pratique des planques a connu un regain d'activité dans plusieurs villes d'Indonésie. Issu d'abord de collaborations entre éditeur·ice·s anarchistes et collectifs indépendants, ce réseau s'est développé lentement mais sûrement. Sans fanfare, de petites cellules ont commencé à construire des lieux de refuge — offrant un abri aux compagnon·ne·s sous pression, ou simplement un espace pour se reposer sans être dérangé.

Ces collaborations ne sont pas seulement techniques, mais aussi culturelles, réinstaurant des valeurs de confiance, confidentialité, et responsabilité collective dans la pratique des planques. Alors que la répression s'intensifie contre les militants locaux, les planques sont l'un des rares espaces où il est encore possible de survivre, réfléchir, respirer.

Tout cela, bien sûr, n'est pas sans frictions. Les défis viennent de l'intérieur : une discipline vacillante, des canaux de communication pas toujours chiffrés, des accords collectifs pas toujours bien respectés. Les tensions émotionnelles sont inévitables dans des espaces exigus partagés pour des durées indéterminées.

Et pourtant ces difficultés ne sonnent pas la fin. Elles font partie du processus collectif d'apprentissage. Chaque erreur, chaque négligence, chaque faille devient une archive vivante nous rappelant que la sécurité n'est jamais une garantie, mais un combat quotidien.

Conclusion : construisez vos propres espaces avant que ce ne soit plus possible

Ce monde n'est pas sûr, et ne le sera jamais pour celleux qui refusent de se soumettre. Il ne reste qu'à voir à quel point nous pouvons nous protéger les un·e·s les autres, et construire des sanctuaires sur les ruines d'un monde qui ne cesse de nous priver de notre intimité et de notre liberté.

N'attendez pas les moments de crise pour penser aux planques. N'attendez pas les perquisitions pour apprendre les bases de la sécurité collective. N'attendez pas les arrestations pour chiffrer vos conversations, planifier des itinéraires de fuite, sécuriser vos lieux collectifs.

Construisez vos propres refuges — dans une petite ville, au bord d'un village, dans un appart exigu ou une vieille maison familiale. Ils n'ont pas besoin d'être grands ou parfaits. Ce qui compte est qu'on en prenne soin. Qu'on les maintienne. Ensemble.

Car alors qu'ils ont des bureaux, des satellites, et des prisons, nous n'avons qu'une seule chose : le réseau. Et ce réseau ne survivra pas sans une culture où l'on sait quand parler, quand se taire, et quand disparaître.

On en a assez d'être des cibles. Il est temps de devenir des ombres — et de ne jamais se faire prendre !


1. 

Note du No Trace Project: L'« Ordre nouveau » (Orde baru) était le régime du second président indonésien Suharto de son ascension au pouvoir en 1966 à sa démission en 1998.