
August 22, 2025

Original text in English
Challenges of Police Investigations Into Anarchist Direct Actions
No Trace Project
French translation
No Trace Project
Disons que quelques anarchistes planifient une action directe illégale et anonyme. Par exemple, iels veulent peindre un mur, ou abîmer une banque, ou brûler un bâtiment gouvernemental. Les objectifs de la police sont d'empêcher que de telles actions aient lieu et/ou d'identifier et arrêter les anarchistes et de rassembler assez de preuves pour qu'iels soient condamné·e·s. Que peut faire la police pour atteindre ces objectifs, selon sa motivation, ses ressources, le type d'action, et la manière dont les anarchistes s'organisent ? Quels seront les enjeux ? Et comment les anarchistes peuvent-iels identifier ces enjeux comme des faiblesses afin de les exploiter et d'agir sans se faire prendre ?
Ce texte chercher à contribuer à répondre à ces questions en abordant quelques points qui ont selon nous été insuffisamment explorés dans la littérature anarchiste ces dernières années.
Surveillance de base
« Le registre constitue notre mémoire. Transmettez-lui ce que vous avez collecté. Les notes conservées dans le tiroir du bureau ont peut-être enrichi vos propres connaissances, mais pas les connaissances du service. Prenez donc bien soin d'enregistrer les informations ! C'est alors seulement que vous améliorez la capacité du service à répondre aux questions qui reviennent sans cesse : Qui sont-ils et que sait-on sur eux ? »
— Extrait d'une directive de 1953 du Säkerhetspolisen (Police de sécurité), la principale agence de renseignements intérieurs en Suède.
Avant même que les anarchistes ne commencent à planifier l'action, iels sont peut-être déjà sous surveillance, surtout s'iels expriment leurs idées anarchistes en public ou s'iels sont suspecté·e·s d'avoir mené des actions par le passé. Peut-être que leurs noms sont sur une liste de personnes « considérées comme une menace pour la sécurité nationale », leurs comptes sur les réseaux sociaux sont surveillés, leurs ADN sont dans une base de données, ou des indics ou des infiltré·e·s assistent à leurs réunions. Cette surveillance de base est souvent effectuée par des agences de renseignements chargées de collecter et d'analyser des informations pour soutenir le rôle de la police. La police a la mémoire longue et les informations qu'elle recueille peuvent être conservées pendant des décennies.
Un enjeu majeur auquel les agences de renseignements font face est la fragmentation du renseignement, c'est-à-dire le fait que différentes agences, ou différents services au sein d'une même agence, disposent d'informations différentes sur un sujet donné et ne les partagent pas suffisamment entre elles, donnant lieu à une analyse sous-optimale du sujet. La cause première de cette fragmentation est le secret : la nécessité pour les agences de garder leur travail secret vis-à-vis des cibles de la surveillance et du public. Pour minimiser le risque de fuites, le partage d'informations est délibérément restreint, notamment par le biais d'habilitations de sécurité, de services compartimentés, et d'analystes travaillant selon le principe du need-to-know. Par exemple, un commissariat local peut ne pas savoir qu'un indic pourrait fournir des informations sur un groupe anarchiste local parce que l'agence nationale qui emploie l'indic ne fait pas assez confiance au commissariat pour lui donner cette information. Une cause secondaire de la fragmentation du renseignement est la concurrence entre les agences. Les agences peuvent être réticentes à partager des informations entre elles en raison d'objectifs stratégiques ou politiques différents. Par exemple, aux États-Unis la Central Intelligence Agency (CIA) priorise la collecte de renseignements à long terme, alors que le Federal Bureau of Investigation (FBI) privilégie les enquêtes à court terme débouchant sur des poursuites. Une agence peut aussi être réticente à partager des informations pour des raisons de préservation : peut-être que des coupes budgétaires sont à l'horizon, et partager des informations nuirait à la capacité de l'agence à prouver sa valeur aux dirigeants politiques et éviter des licenciements.
Un autre enjeu auquel les agences de renseignements font face est l'analyse de grandes quantités d'informations. Les machines sont aujourd'hui très performantes pour un ensemble restreint de tâches, comme comparer un profil ADN à des millions d'autres profils, ou trouver un mot-clé dans des milliards de fichiers numériques. Mais elles restent inférieures aux capacités cognitives humaines pour de nombreuses autres tâches, comme résoudre les problèmes complexes et inédits qui surviennent souvent dans les enquêtes policières. En conséquence, les agences de renseignements ont toujours besoin d'humains pour analyser une grande partie des informations qu'elles collectent.
Les agences de renseignement doivent donc faire avec les limites individuelles des personnes qu'elles emploient. Les agents sont limités par leurs capacités intellectuelles, leurs habitudes et leurs connaissances, et peuvent avoir des intérêts personnels qui ne correspondent pas à ceux de leur agence. Par exemple, pendant la coupe du monde de football de 2010, au Royaume-Uni, une chercheuse accompagnait une équipe de surveillance de la police lors d'une opération de surveillance physique. Dans l'attente que la cible de la surveillance sorte de chez elle, la chercheuse accompagnait dans sa voiture un opérateur de surveillance qui était plus préoccupé par l'obtention d'un signal sur sa télé portable pour regarder le match de football en cours que par l'opération de surveillance. Dans ses notes, la chercheuse racontait : « La vigilance est au plus bas. Nous faisons des tours de parking à vitesse d'escargot pour essayer de trouver le meilleur signal. Mon bras par la fenêtre, j'essaie de fixer l'antenne [de la télé] sur le toit. »
Dans certains pays, le travail des agences de renseignements est affecté par une corruption généralisée au sein de leurs rangs. Les agents et policiers corrumpus peuvent accepter des pots-de-vin, falsifier des preuves, manipuler des informations classifiées à des fins personnelles ou s'acquitter de leurs tâches de manière sélective. Ils peuvent préférer travailler sur des affaires qui peuvent leur rapporter un pot-de-vin ou une promotion, et éviter les affaires qui demandent beaucoup de temps et de paperasse.
Enquêter sur des groupes anarchistes
« Les groupes anarchistes — conformément à leur idéologie fondamentale — rejettent l'autorité. Cela se reflète dans leurs structures organisationnelles horizontales, qui n'ont généralement pas de ligne de commandement ou de chefs, s'appuyant plutôt sur des groupes décentralisés et des individus liés par une affinité idéologique et la solidarité. »
— Rapport sur la situation et les tendances du terrorisme dans l'Union Européenne, 2024.
Les anarchistes commencent à planifier l'action. La somme des personnes qui planifient et mènent l'action est ce qu'on va appeler le groupe anarchiste. Ce groupe existe peut-être déjà ou est créé pour l'occasion. Il peut cesser d'exister après l'action, ou persister et mener d'autres actions à l'avenir. Il peut agir très spontanément ou avec beaucoup de préparation, ou entre les deux. Il peut agir seul ou faire partie d'une coordination de plusieurs groupes travaillant ensemble. Une telle coordination peut être très étroite, les groupes participants planifiant et menant les actions ensemble, ou très souple, les groupes participants se contentant de signer leurs communiqués respectifs avec le même acronyme, ou entre les deux.
La fluidité structurelle des groupes anarchistes et leurs pratiques de sécurité opérationnelle les rendent relativement résistants aux tentatives d'infiltration policière. Une étude réalisée en 2005 aux États-Unis mettait en évidence les difficultés liées à l'infiltration des groupes anarchistes : « L'infiltration dans les réunions de grands groupes affinitaires est relativement simple. En revanche, l'infiltration de 'cellules' révolutionnaires radicales ne l'est pas. La nature même de la suspicion et des pratiques de sécurité du mouvement rendent les tentatives d'infiltration difficiles et longues. Peu d'agences sont en mesure de s'engager dans des opérations qui nécessitent des années de travail en amont rien que pour entrer dans une 'cellule,' surtout avec les réductions budgétaires et l'attention croissante qui doit être portée à d'autres sujets. L'infiltration est rendue plus difficile par la nature communautaire du mode de vie (sous observation et contrôle constants) et les connaissances approfondies détenues par de nombreux anarchistes, dont l'acquisition nécessite une quantité considérable de travail et de temps. »
Les liens forts d'affinité et parfois d'amitié qui unissent typiquement les participants aux groupes anarchistes les rendent relativement résistants aux tentatives policières de recruter des membres des groupes comme indics. Malgré cela, on a vu des anarchistes devenir indics dans l'espoir d'éviter une peine de prison, ou pour des raisons idéologiques (par exemple, leur position non-violente les pousse à balancer des anarchistes favorisant des tactiques violentes), ou sous la menace de violences physiques, ou suite à des violences physiques, ou pour de l'argent.
Certaines agences de police et de renseignements sont conscientes de ce qu'on a décrit ici et s'adaptent en conséquence. Un rapport de 2004 du service antiterroriste du FBI remarquait : « En portant une attention minutieuse à de potentiels indicateurs et agents infiltrés, les éco-terroristes sont capables d'empêcher la réussite de pénétrations policières. Les autorités policières devraient […] reconnaître que les éco-terroristes étudient avec attention les tactiques, procédures, et règlements de la police. Par conséquent, des scénarios d'infiltration créatifs doivent être soigneusement planifiés […]. »
Les conflits latents au sein de groupes anarchistes créent des lignes de facture que la police peut exploiter pour déstabiliser les groupes. Par exemple, des conflits latents sur la légitimité de l'usage de la violence peuvent être utilisés par la police pour diviser les anarchistes en deux « camps » opposés et faciliter leur répression.
Dans certains contextes, en particulier dans les zones urbaines de certains pays, il y a d'importants milieux de gauche, punks, antifascistes ou autonomes. La présence de ces milieux peut fournir aux anarchistes des liens sociaux et des occasions de partager leurs idées, et peut aider à les protéger de la répression policière. Une étude réalisée en 2015 au Royaume-Uni soulignait les enjeux de la collecte de renseignements sur des groupes militants violents : « C'est encore plus confus et complexe lorsque des militants pacifiques et bien intentionnés se mêlent consciemment ou inconsciemment à des militants violents et dangereux. C'est particulèrement problématique quand des groupes qui se disent pacifiques servent de refuge à des militants prêts à commettre des actes criminels plus graves. »
Après l'action
« On limite les prélèvements ADN sur des surfaces touchées par des suspects. On les limite aux crimes violents. On obtient rarement des résultats avec ce type de prélèvements. Parfois, mais rarement. Ça ne va pas vous donner des résultats aussi facilement qu'avec des vêtements. Mais on prend la peine de le faire pour les crimes violents. On a juste pas les moyens actuellement et on essaie d'être aussi efficace que possible dans nos tests et avec nos moyens et notre temps disponible. »
— Extrait de la transcription d'un séminaire organisé en 2018 en Floride, aux États-Unis, par le service de police scientifique du département de police de Floride, à destination des enquêteurs de police qui utilisent leurs services.
Les anarchistes ont mené l'action. La police arrive sur les lieux, et l'enquête commence. Dans les heures, les jours, les mois, et les années à venir, la police peut utiliser un large éventail de techniques d'enquête pour identifier les anarchistes et rassembler assez de preuves pour qu'iels soient condamné·e·s… ou elle peut ne pas enquêter du tout, ou entre les deux. La motivation de la police à enquêter sur une action et les ressources humaines et matérielles qu'elle y consacre sont influencées par plusieurs facteurs.
Deux facteurs qui augmentent la motivation et les ressources de la police sont les dégâts économiques de l'action (combien elle a coûté en destruction ou en vol) et ses dégâts humains (à quel point elle a fait du mal à des êtres humains). De plus, les dégâts économiques ou humains potentiels de l'action peuvent avoir autant d'influence que ses dégâts économiques ou humains réels. Par exemple, un incendie volontaire qui n'a provoqué aucun dégât parce qu'il a utilisé un dispositif incendiaire qui n'a pas pris feu, mais qui aurait causé beaucoup de dégâts si le dispositif n'avait pas échoué, peut faire l'objet d'une enquête aussi approfondie que si le dispositif n'avait pas échoué.
Un autre facteur est le contexte politique de l'action. Une action va probablement faire l'objet d'une enquête plus approfondie si elle cible une personne, entreprise, ou institution privilégiée par l'État ou la police, comme un politicien important, une grande entreprise, ou l'institution policière elle-même. Le contexte politique peut évoluer : une période électorale peut pousser l'État à investir davantage dans la répression des anarchistes pour faire une démonstration de force, et une série d'actions contre une entreprise peut pousser celle-ci à faire pression sur l'État pour qu'il investisse davantage dans la répression d'actions la ciblant. Par exemple, en France en 2019, suite à une augmentation d'actions militantes contre l'agriculture industrielle, le principal lobby d'agriculture industrielle du pays a obtenu la création d'une nouvelle unité de police axée sur la collecte de renseignements sur ce sujet.
Enfin, la capacité de la police à mener une enquête fructueuse dépend, bien sûr, des mesures de sécurité prises par les anarchistes avant, pendant, et après l'action. Certaines agences de police sont conscientes que les anarchistes ont tendance à prendre des mesures de sécurité avancées, et pour cette raison peuvent préventivement augmenter les ressources allouées à une enquête sur une action soupçonnée d'avoir été menée par des anarchistes. Une étude réalisée en 2018 au Royaume-Uni remarquait : « [Le] fait que les [extrémistes domestiques] prennent tant de précautions justifie l'utilisation de ressources habituellement réservées aux crimes graves pour obtenir de meilleurs résultats, par exemple la préservation de la scène de crime pour maximiser les chances de retrouver des preuves. »
Si on compare le nombre d'actions directes (revendiquées ou non) signalées par les sites web anarchistes et les médias au nombre d'arrestations d'anarchistes, on peut estimer que dans la plupart des contextes, la grande majorité des enquêtes sur des actions directes anarchistes n'aboutissent jamais.
Équilibrer la répression et le respect des « droits de l'homme »
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. […] Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. […] Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. […] Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé. […] Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial […] Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée […] »
— Déclaration universelle des droits de l'homme, 1948.
Disons que les anarchistes ont malheureusement été identifié·e·s par la police, qui doit maintenant choisir comment les réprimer. Ce choix est généralement limité par le besoin relatif de l'État de respecter les « droits de l'homme ». Différents pays ont des approches différentes du respect de « droits de l'homme », selon leur situation politique interne, leurs alliances géopolitiques, et d'autres facteurs historiques. Par exemple, pour une même action, des anarchistes peuvent être emprisonnés en Espagne, torturés et emprisonnés en Russie, ou exécutés en Iran.
Le respect relatif d'un État pour les « droits de l'homme » peut influencer les capacités de surveillance de sa police. Par exemple, l'identification automatique de personnes recherchées par reconnaissance faciale sur les réseaux publics de vidéosurveillance est généralisée en Chine et en Russie, mais pas (encore) habituellement utilisée en Europe occidentale.
Une répression policière perçue comme trop sévère peut provoquer un retour de bâton. Il peut y avoir une réaction médiatique sous la forme de rapports négatifs de journalistes locaux, d'organisations intergouvernementales comme les Nations Unies, ou d'organisations non gouvernementales comme Amnesty International. La réaction peut aussi prendre la forme de campagnes de solidarité menées par d'autres anarchistes, qui peuvent inclure des actions directes. Par exemple, en 2022 l'État italien a décidé de transférer le prisonnier anarchiste Alfredo Cospito vers un régime carcéral plus dur. Cette décision a mené à une grève de la faim de 180 jours de Cospito, ainsi qu'à une campagne de solidarité internationale comprenant des attaques contre des bâtiments diplomatiques italiens dans plusieurs pays. Une étude réalisée en 2024 remarquait : « L'affaire Cospito a montré que la main lourde du système judiciare italien a contribué significativement à l'escalade de la situation. Comme toujours, une approche proportionnée qui n'accorde pas trop d'importance à une réponse militaire et qui adhère aux principes démocratiques et à l'État de droit devrait être la pierre angulaire de toute stratégie contre-terroriste. »
Quelques remarques
On a discuté de certains des enjeux auxquels la police fait face lorsqu'elle enquête sur des actions directes anarchistes. Comment peut-on identifier ces enjeux comme des faiblesses afin de les exploiter et d'agir sans se faire attraper ? Voici quelques suggestions.
Attends-toi à ce que la surveillance de base menée par les agences de renseignements soit partielle, sous-optimale, et parfois même pas dans l'intérêt de la police. Ils ne savent pas tout sur toi. Ils peuvent même ne rien savoir sur toi. Ce sont juste des humains avec beaucoup de pouvoir, d'argent et d'outils.
Comprends que la fluidité structurelle et les liens forts de tes groupes offrent des avantages importants en terme de sécurité. Crée des groupes décentralisés basés sur l'affinité et la confiance. Respecte le principe du need-to-know.
Aborde les conflits au sein de tes groupes avant qu'ils ne puissent être exploités par la police. Certains conflits sont trop profonds pour être résolus : permets aux groupes de se réformer et se scinder plutôt que de forcer la cohésion.
Identifie quand et comment tes relations avec d'autres milieux politiques peuvent avoir un impact positif sur ta sécurité. Ta sécurité peut t'obliger à mentir ou cacher tes véritables intentions. Décide ce que tu es prêt·e à faire selon tes principes, pas ceux de l'État.
Estime la motivation et les ressources que la police peut probablement consacrer à enquêter sur tes actions, et prends des mesures de sécurité appropriées en fonction de cette estimation. Étudie les opérations répressives passées. Envisage de t'entraîner avec des actions plus petites avant d'en mener des plus grandes. Avant, pendant, et après une action, minimise le fait de laisser des traces qui pourraient remonter jusqu'à toi. Décide quels risques tu es prêt·e à prendre, et avec quelles conséquences tu pourrais vivre.
Envisage le fait que les activités de la police sont contraintes par le besoin relatif de l'État de respecter les « droits de l'homme. »
La police n'est pas toute-puissante. Tu peux la surprendre, tu peux la battre, tu peux passer entre ses mailles. On te souhaite du courage, de la force et de la chance.
No Trace Project